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SAUDADE#2 : L’innocence au fond du filet (n’hésitez pas à boycotter cet article)

saudade 2 fabrice Ciaccia CRIC

C’est en 1986, lors d’un voyage en train reliant Marchienne-au-Pont à Lecce (en Italie du sud pour la transhumance familiale, le train charter de la Wasteels), que j’ai découvert les joies du football. Le trajet avait été l’occasion de me faire un nouveau copain. Le garçonnet, dont j’ai oublié le nom, feuilletait un album d’autocollants Panini, déjà à la mode à l’époque.

Pour rappel, il s’agissait (et s’agit toujours) de livrets dans lesquels il fallait coller des stickers à l’effigie de joueurs de foot. On achetait des pochettes contenant un lot d’autocollants répartis au hasard et qu’il fallait ensuite replacer au bon endroit grâce à un système de numérotation. Les portraits, plus ou moins rares selon les joueurs, devenaient l’occasion d’échanges de « doubles » et de discussions interminables dans les cours de récréation. Bref. Mon nouvel ami et moi, profitâmes du rail pour causer foot. J’appris les bases, le vocabulaire, les règles, les hauts-faits des uns et des autres. Pour faire court, j’avais été infecté par le virus du ballon rond. Mais comment, alors, aurais-je pu imaginer que, 30 ans plus tard, je serais confronté au Foot Business ? À la politisation du coup-franc, à l’utilisation intéressée de mes passions d’enfant et au désenchantement actuel lié à la coupe du monde au Qatar (aberration climatique et décès en masse de travailleurs migrants). Le mal droit au but, mon innocence au fond du filet !

Vous connaissez l’affaire, inutile d’y revenir de long en large : travailleurs migrants morts sur les chantiers du stade Doha et climatisation dans le désert en pleine crise climatique. Tout cela est bouleversant évidemment mais allons un peu plus loin dans l’analyse tout en tenant compte du fait que les représentations diffèrent d’un pays à l’autre.

Pour les qataris, la coupe du monde n’est rien d’autre qu’une vitrine de leur puissance (en mode soft power), peu importe le sport, seul l’événement compte, la mise en avant de leur pays. On est clairement dans une campagne de communication, peu importe les coûts humains. Certains disent ceci, d’autres cela concernant le travail des migrants sur place. Le chantier de Doha est-il pire que les autres, offre-t-il au contraire des opportunités (aussi cruelles soient-elles) ? Si l’on prête l’oreille, on entend tous ces différents sons de cloches. Comment trier le vrai du faux ?

Ailleurs, on dénonce évidemment. Il y a de quoi certainement mais, là aussi, on est clairement dans un jeu de forces par média interposés. Nous allons boycotter la coupe du monde au Qatar ! Le boycott est vu comme un truc d’Européens (très mal vu depuis l’Afrique du Nord où l’on évoque même des relents islamophobes perceptibles dans certains discours), une affaire de campagne, une affaire de communication pour beaucoup. Et l’on s’offusque de l’indignation sélective.

Au niveau mondial, les stratégies géopolitiques se mettent en place et celui qui dénonce n’est pas toujours le plus droit dans ses bottes. Rappelons par exemple que ce n’est pas le Qatar qui a créé Frontex et accepte aujourd’hui encore ses dérives. Un brin moralisatrice la vieille Europe qui crie clairement dans le désert. Que changeront toutes vos dénonciations aux droits du travail sur place ?

Au CRIC, nous nous devons de voir les choses avec un certain recul. De notre point de vue, nous sommes tous perdants. Et, comme le dit très bien Sarra Grira dans une tribune du site Orient XXI : ce sont les Droits Humains qui sont perdants dans l’histoire.

Plus personnellement, je dirais qu’au-delà des débats, on s’est fait voler notre sport. On ne peut plus être naïf. Le sport est instrumentalisé une fois de plus.

Voilà donc où nous en sommes : la souffrance et la bêtise qui deviennent notre lot commun. Mais aussi la prise en otage d’un divertissement populaire par le marché moderne et dégénéré. Est-ce que ça te donne envie de coller des autocollants ? Personnellement, je n’en ai plus envie. Feuilletant l’album Panini de cette année, à la place des joueurs, je n’arrive plus à voir que des pierres tombales. Perdue la naïveté du gamin qui collait des autocollants, supplantée par la réalité macabre de l’actualité.

Fabrice Ciaccia, directeur du CRIC

Note : Saudade est le terme choisi par notre directeur pour remplacer celui de « billet d’humeur ». La définition officielle de saudade est : « Sentiment mélancolique mêlé de rêverie et d’un désir de bonheur imprécis ». Ceci lui semble plus approprié pour parler, à sa manière, des différents sujets qu’il souhaite aborder, pour transmettre les émotions personnelles qu’il veut faire passer. Comme une aquarelle d’Hugo Pratt, dit-il.

Sources :

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