
Cinquante-sept secondes. C’est, littéralement, le temps de cerveau que la télévision publique a jugé bon de concéder à la misère du Pays Noir. Pas une minute de plus pour dire la détresse, la colère et l’urgence sociale. Cinquante-sept secondes, c’est aussi la durée d’une séquence calibrée, « bonne à diffuser », c’est-à-dire vidée de sa complexité, épurée de sa rugosité.
Et c’est exactement là que se loge la violence symbolique des médias : celle qui, sous couvert de donner la parole, la confisque.
Sur le plateau de QR (RTBF), Thierry Tournoy, directeur de la FUNOC, tentait de dire la réalité des « laissés-pour-compte » qu’il accompagne chaque jour à Charleroi. Son message était simple, brutal, nécessaire. Il parlait d’êtres humains qui ne rentrent pas dans le business-plan du pouvoir. Mais la machine télévisuelle, avec sa logique d’horloge et de spectacle, n’a laissé place qu’à une image. Une minute de misère, bien cadrée.
Au-delà de l’interruption, Thierry a été symboliquement réduit au rôle d’alibi du réel, cet échantillon de souffrance qu’on montre pour attester que le débat reste ouvert, avant de le refermer aussitôt. Et quand l’animateur ironise sur la lecture de fiches — petit rappel d’ordre hiérarchique, subtile piqûre de légitimité — la domination médiatique s’exerce dans toute sa splendeur : c’est le règne de la forme sur le fond, de la performance oratoire sur la parole vécue.
A la télévision, « le plus important, c’est le temps ». Le temps est rare, donc il devient une arme. Le pouvoir de dire qui parle, combien de temps, dans quel cadre, avec quel ton. Le champ journalistique, soumis à la contrainte de l’audience, ne montre plus le monde : il le formate. Et quand il prétend ouvrir le débat, il ne fait souvent qu’organiser une mise en scène du contradictoire, où la complexité sociale doit tenir dans le cadre étroit de la minute utile.
Or, ce qui devait être un appel à la rencontre d’un Ministre à venir voir la misère s’est mué en silence.
Le message essentiel, celui qui voulait relier le politique au terrain, n’a jamais passé la barrière invisible du montage. C’est là toute la perversité du dispositif : la télévision ne censure plus par interdiction, mais par sélection. Elle laisse parler pour mieux couper. Elle montre pour mieux détourner. Elle transforme la parole des acteurs sociaux en décor d’émission.
Dans ce laps de 57 secondes, ce n’est pas seulement un témoignage qui a été tronqué. C’est une forme de dignité qui a été niée. Celle de ceux qui ne maîtrisent pas les codes du direct, mais portent la vérité nue des réalités populaires. C’est la voix du « pays noir », littéralement, qu’on a réduite au silence poli des écrans.
La misère ne s’autorégule pas. Ni par les marchés, ni par les chiffres, ni par les réformes comptables. Mais cette phrase, dans un monde médiatique saturé de slogans, sonnait sans doute trop vrai pour durer.
Alors, que reste-t-il ? Une indignation légitime, et la certitude que le combat pour donner à voir et à entendre les invisibles ne se gagnera pas dans le cadre étroit d’un plateau télé. Il se joue ailleurs : dans les marges, dans les voix qui refusent d’être coupées, dans les colères qui ne se laissent pas réduire à 57 secondes.
Fabrice CIACCIA, Directeur du CRI Charleroi






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