
Aujourd’hui quand je pense au Bois du Cazier, je pense à un lieu mémoriel, un lieu de recueillement. Ce site aujourd’hui paisible, verdoyant et silencieux fut jadis théâtre de travail, de souffrance, de luttes silencieuses.
Pour nous au CRI Charleroi, s’y rendre n’est jamais une simple visite. C’est une plongée dans une mémoire vive, un moment de questionnement collectif, un point d’appui pour mieux comprendre les migrations passées et interroger celles du présent. Ce lieu inspire autant qu’il interroge. Il rappelle, par sa puissance symbolique, les drames humains, les choix politiques, les logiques économiques qui ont marqué l’histoire de l’immigration en Belgique.
On parle aujourd’hui d’interculturalité, de citoyenneté, de reconnaissance de l’apport des migrants. Et c’est essentiel. Mais il faut aussi se souvenir que ce « bel endroit » qu’est devenu le Bois du Cazier n’a pas toujours été ce site de mémoire apaisé. À l’époque, c’était avant tout un lieu d’exploitation. De ceux qu’on ne montre pas sur les cartes postales. On y plongeait à des centaines de mètres sous terre, sans parler la langue, sans connaître les règles du jeu, sans savoir qu’on n’était pas venu ici pour être accueilli, mais pour être utilisé. La Belgique n’a pas fait venir des hommes, elle a fait venir des bras. Des ressources humaines dans le sens le plus froid du terme. Il a fallu du temps pour que ces travailleurs deviennent visibles. Pour qu’ils soient reconnus comme des citoyens, et non comme une force de travail jetable.
Face à cette histoire, une question persiste : que se serait-il passé si une structure comme le CRI Charleroi avait existé à l’époque ? On ne peut refaire l’histoire, et il ne s’agit pas ici d’anachronisme. Dans les années 50, les ouvriers vivaient dans des conditions très précaires. Mais on ne peut ignorer que les travailleurs étrangers ont connu une double peine : celle du travail pénible et celle de l’exclusion sociale, linguistique, administrative. Ils étaient logés dans des baraquements, coupés de la société, réduits au silence. Et pourtant, malgré cela, quelque chose a germé.
Ce qui n’est pas venu d’en haut est venu d’en bas. Contre les logiques patronales, contre l’indifférence des autorités, des solidarités se sont mises en place. On s’est regroupés, organisés, on a créé des associations, des coopératives, des mutuelles. On a arraché, petit à petit, des droits fondamentaux. Le permis de travail, le séjour, la sécurité sociale, les allocations familiales, l’accès au logement : toutes ces avancées sont nées de la mobilisation des premiers concernés. Ce furent les débuts d’une citoyenneté active, souvent informelle, mais d’une puissance inestimable. Une sorte de proto-lobbying populaire, porté par ceux qui n’avaient que leur dignité pour tout bagage.
Et il y a eu la fraternité, cette valeur transversale si chère à notre travail. Dans les galeries, disait un ancien mineur, « quand on remonte, on est tous de la même couleur : noir, de la tête aux pieds ». Cette phrase dit tout. L’égalité s’y vivait dans la poussière, la peur et l’effort partagé. Et c’est dans cette expérience commune que se sont tissés les premiers liens interculturels, bien avant que le mot lui-même n’existe dans les discours publics.
Le Bois du Cazier, par sa force mémorielle, nous pousse à regarder notre présent autrement. Il nous montre comment les enjeux d’hier résonnent encore aujourd’hui : les migrations, la précarité, l’exclusion, mais aussi les luttes, les résistances, les conquêtes. Il nous rappelle que les politiques migratoires ne sont pas neutres, qu’elles s’ancrent toujours dans des contextes socio-économiques précis, dans des rapports de pouvoir qu’il faut décrypter. Il nous montre, aussi, combien la politisation des migrations est ancienne. Rien de neuf sous le soleil, si ce n’est notre capacité, aujourd’hui, à nommer les choses et à agir collectivement.
C’est dans cet esprit que le CRI Charleroi continue son travail. En entretenant la mémoire, en donnant la parole, en créant du lien. En rappelant que l’histoire des migrations n’est pas une parenthèse dans l’histoire, mais bien une de ses colonnes vertébrales. Ce que nous faisons aujourd’hui en termes d’accompagnement, de sensibilisations, s’inscrit dans une longue filiation. Cette filiation réelle et symbolique, c’est celle des mineurs de fond, celle des femmes invisibilisées dans les baraques. Mais c’est aussi notre histoire filiale, celle des enfants qui ont grandi aux interstices de mondes bigarrés.
Fabrice CIACCIA, Directeur du CRI Charleroi
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